
France Travail marque un véritable tournant dans le mode de contrôle des demandeurs d'emploi par l'État. En quelques mois, le cadre a changé : accès facilité aux relevés téléphoniques, fichier aérien sollicité formellement, croisement de la connexion Internet et, à la clé, des suspensions d'allocation prêtes à être rapides et totales. L'État a un objectif clair : récupérer des fraudes évaluées à 136 millions d'euros en 2024 selon HelloWork. Avec 5,7 millions d'inscrit⋅es à France Travail au 3e trimestre 2025, la proportionnalité pose question.
Il ne s'agit cependant pas seulement d'un combat contre les abus : il s'agit de remodéliser la relation entre l'administration et ses usagers dans la continuité d'une tendance plus générale en Europe mais en aménagement spécifique au cas français : la mise en œuvre d'outils de contrôle habituellement réservés au pénal. Jusqu'où aller pour améliorer l'« efficacité budgétaire » ? Où commence l'atteinte aux libertés individuelles ? Alors que la fraude demeure à des niveaux marginaux, cela ne se situe plus dans le champ de la théorie mais celle de la vie des allocataires : rappels à l'ordre, rendez-vous, « contractualisation », suspension de droits, équilibre entre protection sociale et contrôle. C'est ce que nous nous proposons ici d'analyser sans posture ni angélisme : qu'est-ce que la réforme de 2025 change concrètement à la gestion dérogatoire des droits des usag⋅ères et où s'arrêterait-elle ?
Cette réforme s'inscrit dans un mouvement de durcissement à l'échelon européen, mais la France opère des ruptures qui semblent peu assumées par ailleurs. Là où l'Allemagne déploie une approche d'accompagnement à l'instar du Bürgergeld, et la Finlande maintient des droits ouverts sans limite dans le temps, Paris impose des dispositifs de surveillances massives et un cadre de sanctions plus directif : elle s'impose, sur la base de la rhétorique du démantèlement frauduleux, institutionnellement, comme si l’on appliquait aux allocataires les outils normalement réservés aux délinquants, tant il est délicat d'exécuter l'exercice fondamental du contrat social que d'accepter le passage de l'aide protégée à la prestation conditionnée fortement encadrée, d'après les conclusions du Sénat.
Il ne s'agit pas d'une question isolée. À l'échelle européenne, les tensions sont évidentes entre le volet sécurité et le chapitre libertés, au point d'entraîner le Chat Control refusé par l'Allemagne en 2025, jugé trop intrusif à la vie privée, tandis que la France assume une bascule en vérifiant croisement résidences, données aériennes, métadonnées téléphoniques. Il se trouve que le taux de fraude aux allocations chômage ne dépasse pas 0,3 % des montants versés. On peut parler de disproportion de l'ensemble dans une minorité statistique.
En question existent alors deux éléments : d'abord social au plus près des précaires, ensuite institutionnel où la CNIL et le Défenseur des droits, le juge administratif, se retrouvent floués quand le tout va en s'accélérant et la suspension potentiellement tombée dans les dix jours ? Le débat sur l'État social refait l'actualité, lui qui ne concerne pas moins de 5,7 millions de personnes connues au contact de France Travail.
Le décret du 30 mai 2025 substitue au paradigme des radiations celui des suspensions « remobilisatrices » : on passe de 45 000 radiations mensuelles au premier trimestre 2025 à 2000 au troisième trimestre 2025, d'après les chiffres publiés par Boursorama. Sur le papier, c'est un adoucissement. En fait, le contrôle devient plus accru et plus dissuasif : un allocataire peut voir son allocation suspendue de 30 % à 100 %, parfois dans un délai de dix jours, pour « remobiliser » celui-ci.
Le contrat d'engagement réciproque devient la pièce centrale et le pivot de la démarche. Pour les bénéficiaires du RSA, il renvoie à une obligation minimale de 15 heures d'activité hebdomadaire, sauf motif valable, précisé par Mes Allocs. La contractualisation vise à transformer une aide en prestation conditionnelle soumise à des seuils. Ne pas suivre les jalons ? Pas de réversibilité sur la sanction financière. La sanction à tout prix remplace la pédagogie déployée jusqu'alors, tandis qu'est instaurée une pression quotidienne sur des bénéficiaires souvent en situation de vulnérabilité : réunions manquées, contrat non signé, retard dans le traitement administratif des dossiers…autant d'événements qui peuvent déclencher une sanction.
Dans la période de janvier à mars 2025, les nouvelles personnes non indemnisées ne possédaient pas d'obligation de s'actualiser avant la signature de leur contrat d'engagement, maintenant à partir d'avril, elle ne s'applique plus qu'aux premières inscriptions selon une note d'information de la Dreets PACA. Conséquence : un gonflement mécanique des inscrits dont on peine à analyser, à voir à lire les données concernant le chômage. Ce bruit contable masquant la réalité du travail fait qu'il est difficile de poser un diagnostic sérieux.
Chez les usagers des services, les conséquences sont très concrètes. Plus d'étapes, de suivi d'alerte à surveiller, plus de risques d'erreurs. Quand la règle évolue à chaque trimestre, même au sein des conseillers on peine à suivre. Les signaux administrés et leurs scénarios sont en perpétuelle évolution. Comment un demandeur d'emploi en situation de solitude, parfois sans équipement numérique, pourrait-il s'y conformer ? Les pertes de droits, « par défaut », simplement par ignorance ou loupé de suivi deviennent plus probables.
Point le plus sensible du projet de loi adopté en première lecture par le Sénat le 18 novembre 2025 : l'élargissement de l'accès de France Travail à des fichiers jusqu'alors réservés au pénal ou au renseignement. Sont visés, le registre des Français établis à l'étranger, les manifestes des compagnies aériennes, les relevés téléphoniques (métadonnées), les informations sur l'usage d'Internet et tout renseignement utile à la vérification de la résidence effective si l'on en croit HelloWork.
Pour motif, l'éradication des 56,2 millions d'euros de fraudes à la résidence détectées en 2024. Ces accès ne se feraient qu'en cas de « d'indices sérieux », expression dont le flou ouvre la voie à bien des interprétations. Qu'est-ce qu'un indice sérieux ? Un virement à l'étranger ? Une borne mobile inhabituelle ? Une carte d'embarquement datant de six mois ? La question de fond posée par Paul Olivier Gibert, expert en protection des données est de savoir « si les enjeux financiers justifient une politique aussi intrusive ? » La CNIL n'a pas été consultée en amont. Mauvais signal pour la confiance.
Évitez de vous représenter un agent qui capte vos paroles. Ce sont les métadonnées qui sont visées : dates, durées, numéros, antennes. Non les contenus. Mais ces métadonnées laissent parler : elles tracent une fine cartographie de vos habitudes et de vos déplacements. Couplées à d'autres bases, (banques, transports, registres), elles permettent d'indiquer une résidence imparfaitement déclarée.
Du côté des déplacements aériens, coupler des identités à des manifestes de vols n'est déjà plus une affaire où il faut faire de la recherche, mais maintenant déjà une industrie. Pairer un aller-retour international non déclaré peut, vous l'imaginez, suffire pour initier une suspension conservatoire, comme le cas étudié par Ideuzo. Deux semaines pour contester et ensuite une possible suspension de trois mois : autant d'incertitude (et d'arbitraire) problématique pour un ménage.
Autre volet : Les demandeurs d'emploi en résidence à l'étranger doivent à présent obligatoirement avoir un compte bancaire (en France ou dans l'UE) afin de percevoir leurs allocations, selon les conclusions du Sénat. Cela facilite la traçabilité des flux et la détection d'incohérences entre adresse déclarée et comportements de retrait. Exemple : des retraits réguliers à Lisbonne alors même que l'adresse déclarée est à Lyon.
Pour les publics les plus en situation de vulnérabilité, personnes en situation d'itinérance, migrants, personnes en travail précaire, cette contrainte apparaît comme une barrière : accéder à un compte nécessite d'avoir une adresse, des justificatifs, des papiers à jour afin qu'une banque puissent les ouvrir. Autant de conditions qui excluent certaines personnes bénéficiaires de fait. La poursuite de l'objectif d'accès à l'emploi apparaît contredite : comment regarder vers le retour à l'emploi, lorsque l'accès à l'indemnisation est lui-même un parcours d'obstacles ?
Il existe, en théorie, des garde-fous : suspension conservatoire qui ne peut dépasser trois mois, possibilité de la contester sous deux semaines (ce qui est court pour rassembler les preuves, avoir le temps de consulter un avocat ou un assistant social, notamment pour celles et ceux disposant de peu de ressources), présomption d'innocence. Le Défenseur des droits l'a souligné dans un avis du 14 octobre 2025 : ces délais sont un frein à l'exercice effectif des droits de la défense.
Une autre source de fragilité : la CNIL n'a pas été consultée pour rédiger le texte. On écrète d'abord, on vérifie après : peu rassurant pour un dispositif qu'on sait intrusif.
Une étude comparative publiée en novembre 2025, selon laquelle sur quinze pays européens, huit possèdent un dispositif d'assistance chômage en plus de l'indemnisation contributive. La France a instauré l'ASS, accessible aux ex-indemnisés, là où d'autres nations privilégient une aide universelle. Ce n'est pas qu'un choix technique : c'est un choix de philosophie. L'aide sociale perçue comme un prolongement limité de la solidarité professionnelle au lieu d'un droit garanti.
L'Allemagne (Bürgergeld) se positionne sur les ressources du foyer, des compléments ciblés et des accompagnements renforcés. Au contraire, l'Espagne prévoit une voie d'accès pour les non cotisants et pour les droits épuisés avec des durées d'accès limitées en fonction de l'âge ou de la composition du foyer. La Finlande et les Pays-Bas octroient à l'assistance un droit illimité, autant que l'éligibilité est respectée. Au Royaume-Uni et en Irlande, l'allocation est versée au niveau du foyer. Le Portugal et le Luxembourg ont mis en place des durées limitées tout en adaptant leur existant à leurs marchés. Nulle part, sous cette forme, ce que propose la France du mélange de dispositifs d'acquisition de données et de suspension rapide.
Pour Bruno Coquet, économiste à l'OFCE « il faut "toiletter" un système devenu trop complexe et peu incitatif : "Pour inciter au retour à l'emploi, il faut à la fois des règles simples et des incitations identiques à quelle que soit la situation". La réforme de 2025 fait, à l'inverse, croître les obligations, la complexité des barèmes et la territorialité des sanctions. Elle accroît le degré d'incertitude qui pèse sur l'allocataire, déjà affaibli.
Conclusion implicite : l'enjeu n'est plus la fraude. Il s'agit d'une transformation du contrat social. Les allocations deviennent des prestations conditionnelles, soumises à une surveillance accrue et à une suspension rapide. Jusqu'où la société est-elle prête à renoncer à la prévisibilité et à l'égalité, en vue d'une "efficacité" statistique ? Ce n'est plus une question théorique. Elle se retrouve dans les agences départementales, dossier par dossier.
En droit, le préambule de la Constitution de 1946 garantit à chacun des moyens convenables d'existence. Le Défenseur des droits y décèle une limite claire aux suspensions totales pour "manquement délibéré", soulignant le droit des allocataires à une notification motivée et à contester, mais dans un délai de deux semaines ! Organiser sa défense, rassembler pièces justificatives, réquisitionner un avocat ou un travailleur social, apparaît délicat sans ressources.
La faiblesse procédurale engendrait une riposte : la CFDT et quinze organisations remettaient quatre recours au Conseil d'État le 22 octobre 2025 pour annuler le décret "sanctions/remobilisation". Le médiateur de France Travail, baromètre d'un système sous pression, enregistre en 2025 plus de 60 000 sollicitations dans un climat de règles mouvantes et de contrôles serrés. Il plaide, sans succès jusqu'ici, pour une gradation réelle des sanctions et un sursis au premier manquement.
Saisir le juge administratif est encore possible. Des syndicats (CFDT, Unsa, CGT) et des associations (Ligue des droits de l'Homme) ont en effet déjà engagé cette procédure. Pas assez rapides : combien de temps faut-il pour obtenir une décision lorsqu'il faut prendre une décision dans un délai maximal de trois mois ? Trop longtemps souvent. La personne vive de rien, avec tous les risques qui sont connus : dettes et impayés, coupures de service (électricité, gaz), décrochage scolaire, ruptures familiales.
La Défenseure des droits, dans un avis du 31 octobre 2025, propose un certain nombre de garde-fous : réexamen des situations en cas d'éléments nouveaux sur les revenus du foyer, limitation de la réduction du RSA à la part correspondant au montant des revenus illicites avérés, harmonisation des qualifications juridiques. En l'état actuel, ces recommandations ne sont pas prises en compte. L'exécutif privilégie une approche plutôt du recouvrement et dissuasive, mettant elle-même en péril la confiance, et multipliant les contentieux.
Avec un taux de fraude évalué à 0,3 % des prestations soit environ 110 millions d'euros sur 34 milliards d'euros, on peut questionner l'ensemble des dispositifs mis en œuvre pour récupérer 136 millions d'euros en recourant à des techniques proches de celles du renseignement au risque d'en faire une simple question de politique, comme l'affirme notamment Divertissons-nous. Le coût institutionnel, les contraintes imposées par la surveillance, la défiance des usagers, la saturation des voies de médiation et judiciaires pourra bien dépasser le gain budgétaire.
Ce précédent est inquiétant : si l'État surveille les demandeurs d'emploi pourquoi s'arrêter là ? Demain peut-être le bénéficiaire d'allocations familiales ou le boursier étudiant ou le retraité modeste ? La logique du soupçon est en extension rapide dès lors qu'elle se présente comme source d'économies rapides. Mais la confiance se construit lentement.
En outre, la CNIL n'a pas été consultée, le gouvernement lui-même n'est pas sûr de la conformité de la mesure d'après les résultats de HelloWork. C'est un signal institutionnel inquiétant : la protection des données n'est pas secondaire, c'est un droit fondamental. Au bout du compte, une réforme à forte portée et très délicate : efficace pour interrompre rapidement, douteuse pour protéger légitimement.
Avec France Travail, l'accompagnement s'efface au profit d'une contrainte et la protection sociale s'équipe de nouveaux dispositifs de surveillance : accès aux métadonnées téléphoniques, fichiers aériens, informations bancaires ; suspension éclair d'une aide allant jusqu'à 100 %, autant de marqueurs d'une politique de contrôle au détriment d'une politique de confiance, qui, selon les propres mots de la ministre, s'est mise en œuvre ici sans consultation préalable de la CNIL et malgré les alertes répétées du Défenseur des droits.
La réponse française face à des modèles européens plus protecteurs, plus lisibles, est surprenante : elle joue tout sur la dissuasion et l'exemplarité. Les recours de la CFDT, de la Ligue des droits de l'Homme et d'autres auprès du Conseil d'État témoignent de l'ampleur du malaise démocratique. Le droit décidera, mais il faudra du temps et la suspension est immédiate pour trop d'allocataires.
Que faire très concrètement ? Documentez tout, conservez vos convocations, enregistrez vos échanges, signalez tout déplacement à l'étranger, alertez le médiateur dès la première difficulté. Ne vous laissez pas prendre au dépourvu au moment où la suspension frappe et entourez-vous (associations, syndicats, juristes) de votre mieux dans les moments où la loi peut encore protéger, même si l'administration se précipite vers le retour à l'emploi. Et collectivement, continuez à faire vivre le débat : quel est notre choix, un filet de sécurité tenu solidement, dans la stabilisation, la lisibilité, l'égalité, ou un instrument de poutre budgétaire appliqué à ceux d'entre nous qui sont déjà les plus vulnérables ?

Cet article a été rédigé avec Lüm, notre méthode éditoriale professionnelle nouvelle génération.
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